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L’intelligence artificielle est l’objet de nombreux fantasmes : va-t-elle ouvrir une nouvelle période de prospérité ou au contraire débou­cher sur la domination de l’espèce humaine par les machines façon Terminator ? Nous avons la conviction qu’à moins de lire dans l’avenir, personne ne peut aujourd’hui répondre à cette question, car l’IA sera ce que nous en ferons. Dans cet article, nous ne chercherons pas à concurrencer les penseurs et les groupes tels OPTIC ou Espérance et Algorithme, qui réfléchissent à l’avenir de l’IA. Nous nous proposons plutôt de contribuer au débat par une prise de recul sur nos trente années d’expérience de l’enquête d’opinion auprès des collaborateurs.

En effet, une enquête d’opinion est une représentation artificielle d’une réalité, artificielle étant prise ici dans son sens étymologique : fabriqué avec art par l’homme. Comme dans une IA, cette représen­tation ouvre le champ de la réflexion, mais éloigne également de la réalité à travers une représentation orientée et réduite. Cepen­dant, l’enquête interne reste un formidable outil de management sous réserve de savoir gérer cette tension entre ouverture et éloi­gnement en revenant sans cesse aux faits, au concret, au vivant.

Cet article propose l’idée que cette reconnexion passe par une atti­tude ou une étape contemplative de la réalité. La « contemplation » étant définie comme l’action de regarder attentivement et assidûment en mobilisant tous ses sens et son intelligence. Elle concerne générale­ment un objet « digne d’admiration ».
 

GRANDEUR ET MISÈRE DES DONNÉES CHIFFRÉES


Dès que l’effectif de leurs collaborateurs est un tant soit peu important, les entreprises ont tout intérêt à utiliser l’enquête interne. Elles pour­ront ainsi mieux comprendre comment leurs collaborateurs vivent leur travail au quotidien et se situent par rapport au projet de l’entreprise..

Les données chiffrées objectivent la réalité. Elles apportent quelque chose de plus que le recueil qualitatif d’expériences individuelles. Un questionnaire bien construit limite les angles morts en couvrant de façon équilibrée les sujets clés. Les résultats donnent une vision de chacune des parties de l’entreprise : établissement, direction, service, âge, position hiérarchique…

Les analyses typologiques et les analyses factorielles limitent les biais en attirant l’attention sur certaines catégories ou facteurs. Enfin, il est possible de suivre dans le temps en renouvelant l’enquête.

Les risques liés à l’omniprésence des chiffres méritent d’être rappelés. Ils sont liés aux outils eux-mêmes et à la posture de ceux qui les utilisent :
 
  • Trop simplifier la réalité : dans une enquête, le nombre de questions est nécessairement limité. De ce fait, la représen­tation de l’entreprise qui en résulte est simplifiée. Le risque qu’elle devienne simpliste n’est jamais loin.
 
  • Tordre la réalité : l’absence de questions sur un thème, le choix d’indicateurs en intégrant certains facteurs et pas d’autres peuvent orienter le regard sur certains aspects et en faire oublier d’autres. La représentation de l’entreprise est alors faussée.
 
  • Automatiser la décision managériale : c’est le cas lorsque les préconisations sont le résultat d’un calcul automatique. Le management est dispensé de discernement. Sa responsabilité est dissoute dans la mesure.
 

ÊTRE HUMBLE DEVANT LES DONNÉES


Une enquête quantitative est très utile pour comprendre la réalité d’une entreprise dont l’effectif est trop important, l’organisation trop complexe, l’évolution trop rapide pour que ses dirigeants restent proches de leurs collaborateurs. Les données chiffrées sont alors comme les garants de la réalité que ses dirigeants ne peuvent plus appréhender seuls. C’est bien là une des grandes forces de l’enquête. Mais les dirigeants ont toujours le risque d’oublier la réalité elle-même.

C’est pour cela que la première qualité pour la bonne utilisation des données est l’humilité. L’humilité est cette vertu de celui qui « se voit de façon réaliste » et « observe le monde avec attention et respect ». André Comte Sponville va plus loin et précise : « Être humble, c’est aimer la vérité plus que soi » (Petit traité des vertus)
Plus c’est chiffré, plus c’est modélisé, plus il est nécessaire d’être humble. C’est adopter une attitude à contre-courant d’une époque où tout va et « doit » aller vite, où tout est affaire de ressenti. Quand on « accumule d’un côté les connaissances sans vraiment les organiser et de l’autre, on entasse des émotions sans réellement les contrôler », la per­tinence des observations et des décisions est fragilisée. Le bon usage de l’enquête demande d’être capable d’être rigoureux dans l’analyse, de se confronter à la réalité et de prendre de la hauteur.
 

LES HUMANITÉS, UNE CLÉ POUR ANALYSER


À la capacité d’appréhender un univers large et plus profond, l’enquête doit s’accompagner d’une plus grande capacité à appréhender des si­tuations complexes. L’analyse demande de distinguer, de séparer, de créer des liens pour finalement identifier ce qui compte. Cela demande de la rigueur. Une bonne enquête s’appuie sur plusieurs modèles, eux-mêmes issus de la recherche en science humaine : RPS, QVT, qualité du travail, motivations… Mais au-delà, rien n’est plus utile que la formation humaine au sens large : sociologie, psychosociologie et surtout philo­sophie et littérature. Tout ce qu’on a appelé les humanités, aujourd’hui trop souvent délaissées, alors qu’au dire même des spécialistes de l’IA, elles seront la clé des compétences de l’avenir.
 

RENCONTRER, CONTEMPLER ET AIMER LA RÉALITÉ OBSERVÉE


Comprendre les résultats d’une enquête, ce n’est pas simplement sa­voir. C’est vivre une expérience dans laquelle les dirigeants, les mana­gers se connectent avec ce que vivent leurs équipes. C’est également vrai pour les collaborateurs vis-à-vis de leur propre expérience.

Les données orientent l’attention vers tel ou tel aspect à découvrir et approfondir. Il est tentant de se concentrer sur les seules difficultés, mais un regard juste veillera à apprécier les personnes, leurs efforts et à être attentif à leurs aspirations pour donner leur juste mesure aux difficultés. Dans cette attention à ce qui est, nous retrouvons « la contemplation » telle que nous l’avons définie au début de cet article.

Cette « contemplation » recherche ce qui est de bon dans ce qu’elle observe. Elle apprécie ce qu’il y a d’admirable et cette admiration pro­voque finalement l’amour de ce que l’on « contemple ». C’est cette attitude qui rend présent à la réalité et donc à la vérité comme l’expli­quait Comte-Sponville.
 

CETTE ATTENTION SE JOUE MIEUX EN COLLECTIF, MAIS AVEC LES MÊMES EXIGENCES


Cette attention se nourrit des échanges et de la proximité. L’enquête est finalement un moyen de les faciliter. L’un des moments clé est l’ap­propriation des résultats par les équipes elles-mêmes. En échangeant sur les données, elles peuvent affiner et partager leur compréhension de la réalité. Cette confrontation renvoie à l’expérience individuelle de chacun et à la lecture qu’il en fait. Le chiffre, en stimulant la réflexion, devient alors un moyen de connaissance et de construction d’une vi­sion partagée.

C’est pour cela qu’un bon travail de restitution demande du temps. La mise en relief des résultats, la proposition d’interprétation au travers de modèles, la confrontation aux faits, l’attention aux émotions et les échanges sont autant de moyens de s’ouvrir et de comprendre le vécu de l’entreprise.

Ainsi, si l’enquête interne n’est pas à proprement parlé une IA, son bon usage exige, comme l’IA, un recul sur les résultats grâce aux humanités et capacité à dialoguer. Deux compétences clé pour les années à venir.

Rédigé par Nicolas Masson, associé et Benjamin Duval, Associé. 

Retrouvez cet article dans l'édition T2 avril 2024 du Survey Magazine.





 
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